Ce texte reprend, en le développant sur certains points, l’hommage que j’ai prononcé à Arras aux obsèques d’André Delehedde, ancien député du Pas-de-Calais.
En 1973, pour son dernier combat électoral (il décède deux ans plus tard, en octobre 1975), Guy Mollet choisit comme suppléant aux élections législatives un nouveau venu dans la politique locale, pratiquement inconnu, André Delehedde.
Même s’il est maire adjoint depuis 1971, André ne fait pas encore partie du sérail de la vie politique socialiste locale, alors animée par Léon Fatous, Michel Darras et par des personnalités à des niveaux différents comme Gustave Viart ou Joseph Brongniart. En choisissant André Delehedde, Guy Mollet table sur l’avenir.
André est né le 2 août 1936 à Lille, et s’est installé très tôt à Arras, son père, ouvrier métallurgiste ayant trouvé un travail dans la capitale de l’Artois, à l’usine Saint-Sauveur. André baigne dans un milieu socialiste : son père et son grand-père étaient adhérents au Parti socialiste de l’époque, la SFIO, Section française de l’Internationale ouvrière. Élève au lycée d’Arras, puis à l’École normale, il s’engage dans une carrière d’enseignant, qui le conduit à être nommé dans différentes communes du Pas-de-Calais : Biache-Saint-Vaast, Lens, Arras. Il terminera dans l’Éducation nationale comme conseiller d’orientation à Arras. Sa carrière a été interrompue par la Guerre d’Algérie, et il a été envoyé avec le contingent effectuer un an de service militaire dans cette partie de la France alors en pleine ébullition.
André semble avoir été très tôt membre de la SFIO, mais aurait quitté ce Parti au moment de la Guerre d’Algérie, justement. S’il n’est pas encore une pièce maîtresse du sérail politique local, il n’est pas non plus de ceux qui ont toujours été en accord politique avec Guy Mollet : il fait partie de ceux qui ont eu 20 ans en 1956, et qui pouvaient difficilement être en accord avec le président du Conseil socialiste, alors qu’il fallait gérer ce qui constituait une guerre civile, avec son cortège d’atrocités des deux côtés. Il en parlera par la suite longuement avec Guy Mollet. Après réflexion, il revient à la « vieille maison », et rejoint en 1967 les rangs de la section socialiste d’Arras, où il partage désormais, en toute conscience, les combats de Guy Mollet, notamment dans une recherche d’accord politique avec le PCF, ou sur la conception du Parti. Cet accord politique complet avec l’ancien secrétaire général de la SFIO amène d’ailleurs André Delehedde à entrer en 1973 au comité directeur du Parti socialiste, un des cinq représentants de la motion dite de la Bataille socialiste, très minoritaire, animée par Guy Mollet, Claude Fuzier, Jacques Piette, Denis Cépède. Il reste jusqu’au bout fidèle à ce courant de pensée de gauche. Balayée au congrès socialiste de Pau en 1975, la Bataille socialiste perdure pendant quelques années sous la forme d’une petite structure, le CLARUS (Centre de liaison et d’action - Révolution unité socialisme), encore plus minoritaire, de moins en moins impliquée dans les luttes internes du Parti. André est encore de cette aventure étonnante, qui a permis des débats passionnés et passionnants sur les grands problèmes de l’heure, sur le socialisme, sur la société future à construire. Une belle école de formation, finalement, mais dont les débats n’avaient guère de chance d’être entendus dans le Parti socialiste de l’époque, sans doute plus préoccupé par l’immédiate actualité (l’accession au pouvoir, dans le cadre de l’élection présidentielle… mais l’accession rapide, à l’échelle d’une génération !) que par les réflexions sur les questions de fond. À cette époque, celles de la fin des années soixante-dix, nous avons souvent emprunté ensemble la route entre Arras et Bondy, où nous retrouvions une solide bande d’amis autour de Claude Fuzier - devenu maire de Bondy et sénateur de la Seine-Saint-Denis en 1977 - pour refaire le monde, et réfléchir à ce Parti socialiste auquel nous étions attachés, même s’il ne répondait pas à toutes nos attentes. Bondy et Arras (qui restait la ville de Guy Mollet et un point fort dans notre combat) constituaient les deux poumons de notre respiration militante, de nos espoirs.
Entre 1977 et 1979, André Delehedde a de nouveau été membre du comité directeur du Parti socialiste, cette fois comme suppléant.
Début avril 1975, Guy Mollet envoie une lettre à Léon Fatous, premier secrétaire de la section socialiste d’Arras pour l’informer qu’il ne sollicitera pas le renouvellement de ses mandats de maire, député, et président du district d’Arras à leur expédition normale, c'est-à-dire en 1977 et 1978 : « La raison en est simple, écrit-il, mais déterminante : il faut savoir s’en aller (…) c’est normal : j’aurai 70 ans cette année. (…) Il faut que de plus jeunes assurent la relève. »
L’héritage est conséquent : comment se fera le partage ? De réunion en réunion, au sein de la section socialiste locale, un accord est trouvé, ainsi présenté le 13 juin par le fidèle Gustave Viart : « L’équipe qui a étudié le problème est bien consciente qu’on ne peut remplacer la personnalité de Guy Mollet, qui est d’envergure nationale et internationale. Son souci a été d’éviter le cumul abusif des mandats, si bien que la proposition qui est faite envisage trois camarades différents pour remplir les fonctions détenues par Guy Mollet : si la loi électorale actuelle est maintenue, Michel Darras conduirait la liste, et serait candidat à la présidence du district ; Léon Fatous serait deuxième et prendrait la place du maire ; André Delehedde serait premier adjoint, et candidat à la députation dans la première circonscription dont il est déjà le député suppléant. »
Cette proposition est adoptée par la section par 93 voix, 19 voix contre, 24 abstentions et refus de vote. Le résultat, on le notera, n’est pas acquis à l’unanimité, mais c’est une autre histoire.
Quelques mois plus tard, en octobre, avec le décès brutal de Guy Mollet, cet accord entre application. André Delehedde devient député du Pas-de-Calais.
Que ce soit dans le Pas-de-Calais ou au plan national, dans le Parti socialiste du milieu des années soixante-dix, il n’était pas facile d’être « molletiste ». Dans ce Parti en plein renouvellement, en pleine pureté idéologique, vouant aux gémonies les « anciens », caricaturant souvent les positions et propositions, la chasse était ouverte. La fédération du Pas-de-Calais en a offert de nombreux exemples, souvent au prix d’alliances étonnantes. Il est vrai que ce département regroupait, comme l’a déclaré en 1973, au congrès de Bagnolet, le premier secrétaire fédéral de l’époque, Daniel Percheron : « Les derniers grognons de la Bataille socialiste ». Tout était bon pour en finir. Tous les procédés ont été utilisés…
Il n’était sans doute pas davantage facile de succéder à l’Assemblée nationale à Guy Mollet.
André Delehedde s’attelle cependant à la tâche, sans perdre de temps. Comme il me l’a écrit le 5 novembre 1975 : « Depuis quelques semaines, j’ai eu à m’agiter dans les domaines les plus variés. Il m’a fallu apprendre mon métier ; ça n’a pas traîné ; une première intervention le 24 ; une seconde le 12 novembre sur le budget de l’Éducation nationale. La période probatoire a été gommée. Je dois ce travail aux sollicitudes dont je suis l’objet : les camarades de la majorité et ceux du CERES m’entourent de leur affection et se mettent en quatre pour me dégager des temps de parole ; comme c’est beau l’entraide dans le Parti ! » Il se fait vite apprécier de ses camarades parlementaires par sa présence et par son travail. Il s’investit aussi dans le Parti, consacrant par exemple de nombreux efforts à l’élaboration (avec Louis Mexandeau et Roger Quilliot, tous deux originaires du Pas-de-Calais) du plan socialiste pour l’éducation nationale.
Il reste bien sûr « molletiste », je mets ce mot entre guillemets, en s’investissant politiquement, on l’a vu, dans la vie des tendances qui se retrouvent en accord avec les idées politiques de l’ancien secrétaire général de la SFIO. Mais aussi en participant aux activités de l’OURS (créé en 1969 par Guy Mollet) et du Centre Guy Mollet, mis en place après son décès. Il a été un administrateur désintéressé et loyal de ces deux associations. Ne reniant jamais rien.
Dès 1975, le jeune député s’est intéressé de très près aux questions liées à l’éducation, formation professionnelle oblige. Au fil des années, il étend le champ de ses activités : problèmes des anciens combattants, notamment ceux d’Algérie, veillant toujours à améliorer leur sort et à favoriser leur reconnaissance par la Nation, questions de consommation, ou encore questions liées à l’outre-mer. Il le fait par le canal de nombreuses interventions à la tribune de l’Assemblée nationale, ou en déposant d’innombrables questions écrites, des dizaines par an. Il figure souvent dans le palmarès des députés les plus travailleurs. Il peut parfois être brouillon, passer pour désorganisé, mais c’est un travailleur acharné, avalant les notes, préparant ses discours, multipliant les contacts avec ses électeurs, homme toujours pressé, partageant son temps entre Arras, « son » canton et Paris, grillant d’innombrables cigarettes. Ses activités sont reconnues par ses pairs : entre avril 1980 et avril 1981, il est vice-président de l’Assemblée nationale.
Plus tard, il s’investit dans les dossiers européens, membre du Conseil de l’Europe, et un temps rapporteur du budget des relations culturelles, scientifiques et techniques. Enfin, il se passionnera aussi pour les questions liées à la francophonie, désigné en 1981 par le président François Mitterrand comme président-délégué de la section française de l’association internationale parlementaire de la langue française. L’année suivante, il deviendra même secrétaire général parlementaire de cette association, qui regroupait alors 35 sections réparties à travers le monde. Il a exercé d’autres responsabilités : président de l’Institut de coopération audiovisuelle francophone, et membre du Haut Conseil de la Francophonie.
Le député André Delehedde a donc eu une importante action internationale, qu’il a toujours menée parallèlement à ses activités locales : premier maire adjoint d’Arras, ou conseiller général du canton rural de Vimy, à partir de 1979, après une première candidature en 1973.
Le départ
Cette carrière nationale, il l’a menée et assumée jusqu’en 1993 : cette année-là, il ne se sollicite pas des électeurs le renouvellement de son mandat de député, et se retire peu à peu de la vie politique active.
Chacun conserve au fond de soi sa part de mystère : on ne connaît pas dans la justification de cette décision le poids de ses ennuis de santé de l’époque, il a subi une transplantation cardiaque, ni celui du décès tragique d’un de ses fils. On pourrait sans doute y ajouter les graves dissensions qui agitaient à l’époque le Parti socialiste, qui amèneront d’ailleurs André à quitter cette organisation politique, tout en restant fidèle à ses idéaux de jeunesse et à ses convictions profondes.
Épuisé moralement et physiquement par de longues et incessantes activités et par l’accumulation de soucis personnels, il a voulu tourner la page, et vivre autrement, vivre autre chose, pour retrouver la stabilité.
En 1976, il m’avait demandé d’être son assistant parlementaire, et j’ai occupé ce poste jusqu’en 1978, le quittant après son succès aux élections législatives. J’ai partagé avec lui deux années intenses, variées et riches. Celles durant laquelle le « suppléant » de Guy Mollet est devenu « le » député de la première circonscription du Pas-de-Calais, s’enracinant localement, récupérant l’héritage de l’ancien président du Conseil, mais vite reconnu aussi par sa valeur propre, ses capacités de travail, son sens des relations humaines, son dévouement à ses électeurs, et sans cesse réélu ensuite.
Une page est aujourd’hui tournée, mais comment oublier cet homme chaleureux, simple, au service de l’Homme et toujours proche de lui, aimant rire, aimant vivre ? À ce propos, j’ai encore en mémoire quelques homériques parties de 421 au café Le Carillon, non loin de l’Hôtel de Ville d’Arras, avec lui et Gustave Viart. André, aussi, appréciait les bons mots, savait aussi être caustique, bien sûr, mais il ne le faisait jamais avec méchanceté.
Il cultivait l’amitié. Une anecdote, avant de conclure. J’ai relu ces derniers jours quelques-unes des lettres qu’il m’a envoyées dans ces années-là. Toutes se terminaient par ce mot tout simple : « Amitié ». Rien de plus, pas de commentaire. Ni « bonne amitié », ni « meilleure amitié », ni « sincère amitié » pas davantage, surtout, qu’il n’employait ce mot au pluriel. Il n’y avait qu’une amitié entre deux êtres, même si André Delehedde pouvait avoir plusieurs amis, devait bien sûr avoir plusieurs amis. Mais il vivait une seule amitié à la fois, chacune différente, selon les liens tissés entre les êtres. C’était cela, aussi, André. Pour lui, amitié et fraternité unissaient les êtres humains. Malgré certaines déceptions, mais qui n’en connaît pas dans la vie, il avait toujours confiance dans l’homme, et il ne reniait pas cette phrase de Guy Mollet : « Malgré les hommes, confiance à l’homme ». Il croyait dans l’amélioration de l’humanité, au-delà des aléas du quotidien, et il savait que nous nous inscrivons dans une longue chaîne, dont les maillons se sont constitués bien avant nous, et se prolongeront bien après nous, toujours plus solides. En ce sens, André oeuvrait dans une tradition humaniste, avec force et vigueur. Mais avec discrétion, ne mélangeant jamais ce qui relève du public et ce qui relève de l’intime.
Nous sommes donc tristes d’avoir perdu un ami, mais comment aussi ne pas ressentir une certaine amertume, en comprenant, mais trop tard, au regard de son décès, combien André était sans doute isolé depuis quelques années, s’étant coupé de certains de ses amis. Chacun est libre, bien sûr, mais peut-être n’avons-nous pas mesuré cet isolement progressif. Nous ne l’avons pas compris, nous ne l’avons pas intégré en nous.
Par une sorte de pudeur, pensant qu’ainsi nous le respections, nous nous sommes enfermés dans notre vie, dans notre train-train quotidien, dans nos habitudes, en négligeant un ami que nous aimions pourtant. Nous pensions à lui, bien sûr, mais de loin, de trop loin. André Delehedde aurait sans doute mérité plus de gestes de notre part. De notre part, et de ma part.
André était un homme libre, qui s’était engagé avec passion dans la vie de la Cité, pour servir l’Homme. Toujours à sa place.
Maintenant, il nous reste le souvenir : alors, n’oublions pas André Delehedde. N’oublions pas cet homme qui méritait notre amitié, et notre estime, au plein sens du terme.