La couverture du livre de Gaston Lefebvre.
Mon grand père paternel en descendant de l'enfer de Verdun. Mars 1916.
Mon grand père maternel Amaury Delomelle au repos dans une tranchée
Les grands-pères d'autrefois - du moins ceux de ma génération - étaient des êtres qui avaient du temps de libre pour se consacrer à nous, souvent davantage que leurs épouses, bien occupées par des tâches ménagères sans doute moins prenantes aujourd'hui. Ils racontaient des histoires, conduisaient à la promenade, initiaient au jardinage. Ils étaient patients. C’est sans doute un peu différent aujourd'hui. Je me plais tout au moins à le penser.
Les grands-pères d'autrefois vivaient (c’est devenu pour moi une évidence bien plus tard) avec encore au coeur la Première Guerre mondiale. Leurs petits-enfants ont été traînés sur certains champs de bataille, pour descendre dans des tranchées, visiter des fortins, escalader des collines que des milliers de soldats sont morts pour essayer de conquérir. En les arpentant aussi régulièrement, ils devaient revivre une partie de leur jeunesse, et s'estimer heureux d'en être sortis vivants.
Enfant du Pas-de-Calais, j'ai arpenté en « 4 chevaux » ces champs de bataille, poussant parfois plus loin vers le wagon de l'armistice, à Rethondes. Pédagogie, tourisme et souvenirs se mêlaient dans ces voyages. Nombre de repas de famille se sont terminés à Vimy, à Notre-Dame-de-Lorette, dans ces promenades du dimanche après-midi, après les résultats du tiercé. D'autres dimanches, nous arpentions un autre grand classique des fins de repas : les cimetières, pour saluer les morts de la famille.
On a les « Tours operators » qu'on peut !
Mais, au hit-parade des promenades, les hauts lieux de la Première Guerre mondiale l'emportaient et de loin, surtout quand nous recevions de la famille ou des amis de passage, venant de régions moins riches en symboles.
Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai pris conscience de tout ce qui était au-delà de ces lieux, de ces tombes, de ces tranchées... La mort, la souffrance, les blessures, la peur.
Mes deux grands-pères ont connu cela.
C'est avec mon grand-père maternel, Amaury, que j'ai découvert la guerre, avec lui que j'ai effectué ces pèlerinages. La patience et la bonté même.
L'autre, Gaston, je l'ai à peine connu. Il était plus mystérieux, plus secret, plus lointain, tant humainement que géographiquement, replié dans ce qui m'apparaît maintenant comme son exil breton. Je ne connais de lui aucune photo où il sourit. J'appris plus tard qu'il portait en lui, à côté de ses blessures ramenées de la « der des der » - amputation d'une jambe, entre autres - d'autres marques sans doute plus profondes, nées de la Seconde Guerre mondiale.
Amaury a passé toute sa vie à Lillers, petite commune du Pas-de-Calais, alors dominée par l'industrie de la chaussure. Il a fini sa vie professionnelle comme marchand de vélos. Avant guerre, il ne manquait aucune course cycliste dans la région. Après guerre, il ne fréquenta plus les courses cyclistes que... pour en donner le départ. Sa "patte folle" l'empêcha de concourir, mais aussi sans doute aussi son institutrice de femme, merveilleuse à n'en pas douter, mais un peu stricte. Elle devait préférer avoir son époux sous la main, plutôt que de le voir en permanence sur les routes. Amaury ? Jamais un mot plus haut que l'autre. Un philosophe. Toujours élégant. Il abandonna peut-être à regret ce qui pouvait passer, à l'échelle de cette petite ville de province, comme une vie de bohème. Il est vrai qu'il avait de quoi tenir. Son père, cordonnier à Lillers, fut un des premiers habitants de la ville à posséder une voiture, même avant les bourgeois locaux, qui utilisèrent bien longtemps ses « services », lui demandant de les emmener en promenade, ou de les conduire en vacances, oubliant souvent de régler les frais d'essence. Mais il ne semblait pas s'en préoccuper.
De la guerre, Amaury a ramené quelques médailles, et des photographies, instantanés pris au quotidien : vie dans les tranchées, villes détruites, morts, canons. Photos entassées au grenier, dans un tiroir, où je les découvris bien après sa mort.
Gaston, lui, s'installa à Lillers à une date inconnue de moi. Grand mutilé, il obtint des facilités pour se reconvertir dans la vie, et trouver un emploi comme fonctionnaire. Il devint percepteur, une notabilité s'occupant du club de football local et des associations d'anciens combattants. Lui ne photographiait pas, il écrivait, notait tout ce qu'il voyait autour de lui. Enterré sous un bombardement, traîné d'hôpital en hôpital, il a pu sauver des fragments de son journal intime. Bien plus tard, il en a tiré un livre: Un de l'avant. Au moins 23000 exemplaires en ont été vendus.
J'ai en ma possession l'exemplaire relié de mon père, photo dédicacée à l'appui, avec ces quelques mots : « En redescendant de l'enfer de Verdun ». Ce livre fut toujours présent dans ma jeunesse, sans doute élément de fierté.
Aussi loin que je puisse remonter, je ne me souviens pas de mon père me parlant de Gaston. Ce n'est que plus tard, quand j’ai semblé me lancer en politique, qu'il me fit quelques allusions, réminiscence douloureuse de son passé... la politique ne mène à rien, on en souffre toujours, etc. Mon père avait donné. Je le sentais, je le savais. Mais la conversation s’est arrêtée là. Je le regrette aujourd'hui. Concernant celui que j'ai dû appeler « Papa Gaston », même si j'étais très jeune quand il est mort, notre famille vivait dans le royaume étouffant du non-dit.
Mais mes deux frères et moi avons tout de même un privilège étonnant : celui d'avoir eu deux grands-pères qui, chacun dans leur genre, ont voulu laisser une trace de leur action pendant la guerre. Cette trace (photos et livre) existe toujours 90 ans plus tard, après m'avoir passionné et intrigué pendant des années, au point que je dois sans doute à Gaston cette passion pour l'histoire qui mène ma vie aujourd'hui. Il m'a au moins incité à essayer de comprendre certains comportements entre 1940 et 1944.
Je vis souvent avec Amaury et Gaston, au-delà des souvenirs d'ordre personnel, de l'amour que je portais pour le premier, que j'ai connu. Pour Gaston, tout est différent, mais il est bien présent lui aussi.
Ces deux hommes, que les hasards de la vie ont fait se rencontrer ensuite, par l'intermédiaire de leurs enfants qui se sont mariés, mes parents, appartiennent à cette chaîne de l'humanité, faite d'obscurs, de sans-grade, pourtant indispensables pour perpétuer la vie, faire évoluer l'humanité. Chacun à sa place.