Pierre Ysmal, Père-Lachaise, 25 septembre 2004.

Père-Lachaise, 25 septembre 2004
Décédé en septembre 2004, Pierre Ysmal fait partie de ces personnalités qui ont rejoint l’OURS au fil des années. Séduit par les ambitions et réalisations de l’Office, il s’est intégré dans notre équipe.
Discours prononcé au Père-Lachaise le 25 septembre 2004.

Pierre, pour moi, c'est tout d'abord une voix. Une voix dont il savait jouer à la perfection, modulant le ton, selon les circonstances. Pour notre première rencontre en 1990, dans les couloirs du congrès socialiste de Rennes, il s’agit d’une voix tonitruante. Pierre commençait à rencontrer des difficultés avec son employeur de l'époque, Sud-Ouest, et s'en ouvrait à qui voulait bien l'écouter.
Il avait débuté dans la presse en 1959, à l'Agence France Presse, avant de rejoindre l'Agence centrale de Presse en 1960, puis Sud-Ouest en 1967.
Dans ces moments de tragédie interne du congrès de Rennes, Pierre a trouvé le chemin du stand de l'OURS, où il s'est installé, son sac rempli de papiers.
Alors que rien n'aurait dû l'inciter à être avec nous, nous ne nous sommes plus quittés ensuite. Nous lui avons ouvert toutes grandes les portes de l'OURS, lui permettant ainsi de continuer à écrire, alors que bientôt il entamait une nouvelle carrière professionnelle, celle de chômeur. À de nombreuses reprises, dans nos conversations ou par lettre, il est revenu sur ces moments difficiles de sa vie, où il aurait pu sombrer. En octobre 1995, il m'a écrit : « En ce jour où je deviens retraité, je te remercie, mon cher Denis, de m'avoir tendu la main à un moment où le vide s'était fait. Tu as su me redonner confiance, me faire croire que je n'étais pas juste bon à jeter dans la purée des ingratitudes. »
Très vite, il est devenu un pilier de la maison OURS, nous donnant chaque mois plusieurs articles, reflets de ses passions, de ses coups de coeur. Il détestait Thiers, le nabot assassin de cette Commune de Paris qu'il mettait au pinacle, aimait les écrits du polémiste Mauriac, se passionnait depuis quelques années pour la bande dessinée, vibrant par exemple pour Tardi et son Cri du Peuple, la série qu'il cosigne avec Jean Vautrin.
Nous trouvions chaque mois dans notre journal ses articles, enlevés, vifs. Il était plus à l'aise dans de courts textes (« un ou deux feuillets Ysmal, rarement plus », disait-il) et avait souvent le sentiment de se délayer au-delà.
Dans ses articles pour l'OURS, les coups de griffe ne manquaient certes pas : ils étaient aussi sa marque. Se faisant une haute idée de la recherche et de l'écriture (dans les domaines les plus variés), Pierre traquait les inexactitudes, les erreurs, les passages approximatifs ou mal rédigés, rejetait l’emploi des adverbes. Il fustigeait certains auteurs trop abscons, s'enthousiasmait pour une écriture limpide, et nous incitait tous - j'en ai été souvent la victime, comme tant d'autres - à relire nos textes à voix haute, avant de les publier, comme Gustave Flaubert le faisait dans son « gueuloir ». Là était d'ailleurs le seul aspect positif qu'il trouvait à Flaubert, qui avait commis l'erreur impardonnable et rédhibitoire de condamner la Commune de Paris.
Parallèlement à l'OURS, il a retrouvé d'autres maisons qui lui ont permis de publier ses articles et chroniques, souvent pour de courtes périodes, je pense par exemple à Politis, ou à Vendredi, un temps l'hebdomadaire du Parti socialiste, ou aux publications du GODF et à L'Humanité, ou à d'autres publications comme Les Nouvelles de Bordeaux ou Gavroche.
Tous ces articles écrits sur sa Baby Hermès, machine à écrire vieillissante, aux caractères souvent hésitants, constituant sa marque de fabrique. Il ne connaissait pas l'informatique, ne voulait pas s'initier aux techniques modernes de communication, c'est-à-dire qu'il n'avait pas davantage de téléphone portable. Sa seule concession au modernisme a été l'emploi d'un fax.

Ensuite, Pierre, c'est une présence. Une présence qui se manifestait à de multiples niveaux.
Une présence à table, dans des repas qui permettaient les conversations intimes, les confidences entre amis, les échanges à bâtons rompus.
Une présence qui ne ménageait pas son temps pour ses amis. Une demande de conseil, un texte à relire, une quatrième de couverture à rédiger : il était toujours présent à nos côtés, répondant au premier appel.

Pierre, c'est aussi l'amour. L'amour des siens. L'amour de la vérité et de la justice. C'est l'amitié et la fraternité.

C'est aussi un caractère, avec ce que cela comporte parfois de rudesse dans l'expression. mais toujours sans méchanceté.

C’est une grande connaissance de « Paris », de ce qui fait vibrer la capitale politique de notre pays : poids des uns et des autres, réseaux, etc. Même s’il prétendait ne plus s’y intéresser (« j’en ai fait le tour, c’est fini maintenant »), mais personne ne le croyait, il ne détestait pas de nouvelles confidences des uns et des autres, il aimait en savoir toujours plus par de multiples questions.

Pierre, c'est aussi un correspondancier hors pair. Ces derniers jours, je me suis replongé dans ses lettres envoyées depuis plus de dix ans, après un déjeuner, en remerciements des bons moments passés (gare à l'oublieux qui oubliait de répondre !), pour continuer une conversation engagée, ou pour ouvrir de nouvelles pistes. Toutes ces lettres étaient rédigées sur un ton souvent vif, reflet de l'image qu'il se faisait de la vie intellectuelle et politique.
Il écrira par exemple en juin 1996 à un journaliste qui l'avait agacé, je ne sais plus pourquoi : « Vous me direz, avec raison, que je suis un vieil emmerdeur (vous ne serez pas le premier !) mais un peu de sérieux, même à la mi-juin, serait le bienvenu. »
En 1998, il m'écrit ces quelques mots, dans un autre registre : « Emmanuelli en patron de presse ? Pourquoi pas Ysmal en cardinal de Curie ! »
En 1998, il revient sur la Commune de Paris, « ces semaines de déferlement de l'imaginaire, de bagarres internes, de génie anticipateur, de conneries intenses, de flamboiement. Je n'ignore pas que j'ai un certain goût pour l'ordre, mais quel bonheur que ces communards ! Ils ont dit à l'immonde Thiers : non. Ils méritent de franchir les siècles. Aujourd'hui on se shootte aux ballons fabriqués par des enfants esclaves. Quel progrès… »
Pratiquement dès le début de nos relations, je lui ai demandé de déposer ses archives à l'OURS. Archives ? Ses articles, bien sûr. En janvier 1995, il m'écrit à ce propos : « Je ne sais pas si ces centaines d'articles rédigés, pour le plus grand nombre, dans la hâte et le bruit, ont une quelconque valeur. (…) Ce métier fut ma passion. Je te remercie de la prolonger en ne l'expédiant pas tout de suite au néant. » Ce n'est que l'an passé qu'il a déposé à l'OURS ses articles, qui offrent un regard exceptionnel sur la vie politique de notre pays depuis les années soixante.
Une autre lettre encore, qu'il m'a envoyée le 29 août 2001 : « Je crois que nous avons encore beaucoup à échanger, ce qui me conduit à retarder mon départ vers l'orient éternel. »
L'orient éternel, l'au-delà des francs-maçons.
Pierre s'y promène maintenant. A-t-il conservé sa canne, son chapeau, son cache-nez rouge, son sac débordant de papiers, de livres, de journaux ?
Quelques instants encore, sur l'écriture.
Pendant des années, j'ai demandé à Pierre  d'écrire des ouvrages : portraits de ses contemporains, ou études historiques. Je cherchais les prétextes, je bâtissais des projets. Sa réponse a toujours été négative.
16 août 1993, il m’envoie ces quelques mots :
« À l'approche de la soixantaine, je me sens incapable d'imaginer un travail de longue haleine. Je n'arrive pas à sortir d'un sentiment d'immense fatigue. Rien n'est sans doute définitif, mais je ne vois pas le bout du tunnel même si, parfois, je l'imagine. »
Dès mars 1991, alors que je lui proposais un autre livre, sur je ne sais plus qui, il m'écrivait :
« J'ai bientôt 58 ans, je ne souhaite pas sacrifier cinq ou six années à travailler sur un personnage de l'histoire du socialisme qui n'appartient pas à mon domaine. Je préfère me plonger dans le siècle des Lumières, apprendre le Grand Orient, lire ou relire Proust et Balzac, Hugo et Voltaire, rédiger des articles, visiter des expositions, écouter les autres. Égoïsme ? Non, attente lucide de la mort. »
Mais il y a un an environ, il m'avait proposé d'écrire un livre, dans la petite collection de L'Encyclopédie du socialisme, sur Eugène Varlin, un des héros de l'immortelle Commune de Paris. Écrire un livre, soit, mais pas sur n'importe qui… Et puis, c’est lui qui choisissait le thème, n’est-ce pas !

Pierre c'est aussi un militant engagé dans de nombreuses associations. Ce militant ne ménageait pas son temps. Ici, il animait des permanences, là il faisait des conférences à Paris et en province : la figuration n'était pas de mise pour lui. Il s'engageait, et il agissait. Par la parole, donc, par la présence aussi, et bien sûr par l'écrit. À gauche, naturellement, membre de la famille de la gauche démocratique dans sa pluralité, adhérent du Parti socialiste, 14e section de Paris, mais votant souvent communiste au premier tour des élections. C'était cela aussi, Pierre.
Il y a quatre ans, à l'OURS, nous avions ouvert une enquête sur le thème suivant : « Comment définir en 1999 le socialisme démocratique ? » Pierre avait apporté sa contribution dans ce débat parmi une vingtaine d'autres. Là où certains de nos amis répondaient longuement, il a été d'une concision extraordinaire, selon son habitude. Voici son texte :
« Le socialisme en cette fin du siècle : une espérance que mes petits-enfants verront peut-être vers 2033. Le socialisme, ils y ont cru, celles et ceux qui se trouvent dans la quarantaine de volumes du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Cette somme n'est-elle pas, à la fois, le plus dramatique des monuments aux morts, l'idée qui de 1848 à l'immortelle Commune de Paris, de 1905 à 1936, de 1944 à 1981, en passant par 1956, zèbre notre histoire ?
Oui, je crois au socialisme comme je crois à la vie. Je vis et je ne connais pas encore le socialisme. »

Dans le cas particulier de l'engagement, il faut réserver un cas à part à la Franc-maçonnerie.
Pierre Ysmal a été franc-maçon du Grand Orient de France, n'en faisait aucun mystère, mais n'en faisant pas davantage un étalage complaisant. Là aussi un soldat, il a toujours été à sa place, à la place que lui confiaient ses frères. Un maillon dans cette longue chaîne qui unit les maçons sur toute la surface de la terre, années après années. Attaché viscéralement à sa loge, dénommée Emmanuel Arago Vérité Prime tout, il en a été pendant trois ans le vénérable maître. Il s'est aussi impliqué dans la vie de l'obédience, un temps rédacteur en chef adjoint de la revue Humanisme, publiée par le GODF.

Voilà, j'en ai presque terminé. Quelques mots, enfin, pour revenir sur cet orient éternel que j'évoquais il y a quelques instants. Il s'agit bien sûr d'un symbole, de ces symboles auxquels les francs-maçons sont tellement attachés.
Les symboles, chacun les interprète et les utilise comme il le veut. Alors, cet orient éternel, pourquoi ne pas le situer dans notre coeur, car Pierre Ysmal, que nous aimions, homme estimable entre tous, mérite d'y demeurer. J'ai dit.


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